Le travail gratuit :Entre solidarité et dévoiement économique

On les trouve partout aux Comores. Dans les villages comme dans les villes. A Ngazidja comme à Ndzuwani ; à Mwali ou à Maworé. Ils ont différentes appellations, plusieurs noms. Les beaux-noms ! C’est au gré des humeurs : « Braves hommes » ou « Bénévoles » ; « Patriotes », quelquefois « Gardiens de la cité », etc. Entre organisation de nos cérémonies nuptiales ou funéraires, ils bâtissent nos maisons et construisent nos édifices publics ou communautaires. Ils font et entretiennent nos routes communales et peuvent même assurer la sécurité de nos évènements culturels ou festifs. Ils peuvent représenter nos villages, nos régions ou notre pays dans des compétions nationales, régionales, voire internationales. Ils ne demandent qu’à être respectés. Oui ! Ils le méritent bien eu égard à leur dévouement total et leur implication réelle dans chaque fait qui engage nos quotidiens. Aussi se considèrent-ils être au cœur de notre développement. Effectivement, ils accompagnent tout projet de développement, surtout dans sa phase d’exécution ouvrière.

Hélas ! Le tableau est bien beau pour être exempte de vice. Et aussi choquant que cela puisse paraître à d’aucuns, nous sommes ici au cœur même du mal. Notre mal ! Combien d’entreprises font-ils les frais de cette solidarité biaisée dont on mesure certainement mal encore l’impact sur l’économie du pays ? Du travail masqué, gratuit, duquel aucune taxe, évidemment !, n’est prélevée par l’Etat, provoquant à terme la faillite de plusieurs entreprises exposées, elles, à cette forme de prédation économique involontaire, à ce dévoiement des principes primaux de l’économie. A ce stade, l’on ne peut même pas parler de concurrence déloyale. Irait-on solliciter les services de telle ou telle entreprise du bâtiment, par exemple, sachant que l’on obtiendrait des résultats similaires moyennant juste un repas de compensation à la fin de la journée ?  En conséquence, a-t-on seulement idée du nombre de jeunes qui perdent leur travail, exclus, expulsés du marché de l’emploi, parce que remplacés par des gens qui appréhendent différemment le concept de travail dans toutes ses acceptions économiques ? Partant, a-t-on idée du nombre d’entreprises que l’on eut créées si toutes les activités incriminées ici étaient considérées comme un réel travail au sens économique ou même philosophique, soumises aux exigences et impératives juridiques qui déterminent et fixent leur cadre légal en termes de revenus, de charges et de prélèvements fiscaux ?  Attention ! Je ne voue pas définitivement aux gémonies cette sorte de solidarité et d’entre-aide qui définissent aussi notre identité collective, mais que l’on sache que le salut de nos entreprises, notre salut économique, doit aussi passer par un bouleversement total des mentalités : tout travail mérite rémunération. Que l’on se tienne pour dit !  Aujourd’hui, de grands projets communaux sont conçus sur la base de centaine de millions de francs, tout en supposant que l’ingénieur, les maçons, l’électricien, le plombier, les ouvriers ne soient que de « Braves hommes » : ils ne seront donc pas rémunérés, malgré tout le temps qu’ils y auront consacré ? Comment subviendraient-ils alors à leurs besoins? A ceux de leurs familles ?

Pourquoi les budgets que nous élaborons couvrent tout, excepté la main-d’œuvre ? Pourquoi pensons-nous seulement aux consommables, aux matières premières, celles qui génèrent et permettent de concevoir, et non à la force physique, celle qui produit, construit et exécute les projets, en quelque sorte à l’énergie physique ? Pourquoi continuons-nous à faire abstraction de ce maillon-là, la main-d’œuvre, et du budget qui lui devrait être dédié ? Nous n’avons pas encore quantifié, car nous ne le conceptualisons pas encore et nous n’en mesurons pas l’impact, le nombre d’emplois qui seraient ainsi créés par nos communes, au sein de nos communes ; par les associations de développement communautaires ; par le biais des fonds de la diaspora? Considérons la période des Grands-mariages, cette saison des grandes solidarités claniques et communautaires: il est à parier que nombreux seraient les emplois, saisonniers qu’ils soient, qui seraient effectifs si toute la main-d’œuvre engagée était rémunérée, autrement-dit capitalisée, économiquement parlant, tels de réels travailleurs ?

Dans ce contexte, pourquoi alors les institutions publiques, les instituts scolaires privés, par exemple, s’acharneraient à former des cuisiniers, des restaurateurs, entre autres, si au village tout le monde saurait s’improviser tel et à titre gracieux auprès des familles demandeuses. Des métiers banalisés alors, qu’engager un professionnel lors des grandes réceptions communautaires constitue un non-sens économique et financier absolu. D’un autre côté, s’il est acquis que les communes ne peuvent pas rémunérer des jeunes qui travaillent pour des projets communautaires, qui vont alors les engager ?

Il est temps que notre société suive le cours des choses, l’évolution du monde. Notre solidarité et notre amour de la cité ne doivent pas nous inviter à exploiter la jeunesse, à la rendre corvéable à merci. Les autorités locales, la diaspora, les cadres-fonctionnaires, entre autres, doivent concevoir nos projets en intégrant le coût de la main-d’œuvre. Les jeunes qui s’y engagent doivent en tirer profit autre que la simple reconnaissance sociale.

Tout travail effectué doit être rétribué pour que la forme d’investissement et d’engagement collectif qu’il prenne acquière un sens économique car perçu, appréhendé et conçu comme un travail régi et cadré par la législation. Là, nous pourrons espérer lutter contre le chômage de masse. Ailleurs, on paie bien les Imams, les Muezzins, ceux qui entretiennent les mosquées ; ceux qui préparent les cérémonies de mariage ; ceux qui enterrent les morts. Même ceux qui gardent les enfants des autres ! Je n’évoque même pas ceux qui construisent des routes. Des hôpitaux…

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